L’œil de Colville

L’exposition que le Musée des Beaux-Arts de l’Ontario a consacrée à Alex Colville est présentée au MBAC du 23 avril au 7 septembre 2015. Cette rétrospective, après celles de Toronto en 1983 et de Montréal en 1994, vient d’une certaine manière clore un cycle, puisque le peintre canadien, né en 1920, s’est éteint en juillet 2013. La saisie d’ensemble de l’œuvre, depuis les croquis de guerre et les premiers paysages jusqu’aux toiles du quotidien de la vieillesse, permet d’appréhender l’inquiétante étrangeté de Colville et de comprendre que tout le mystère de cette peinture tient à un jeu de regards.

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Une inquiétante étrangeté

Davantage que l’influence de l’œuvre sur la culture populaire contemporaine, et notamment sur le cinéma, davantage que l’importance de la femme de l’artiste dans sa vie et dans sa peinture durant les soixante-dix années de leur mariage, ce qui frappe à parcourir cette exposition, c’est l’inquiétante étrangeté de l’univers de Colville.

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Alex Colville, Moon and Cow (1963) Oil and synthetic resin on hardboard 68.5 × 91.4 cm Private collection © A.C. Fine Art Inc.

Le peintre trouve généralement ses sujets dans la vie quotidienne et fait ainsi figure de réaliste. Le plus souvent, il peint sa femme, ses chiens, des scènes de tous les jours à la ville ou à la campagne. Et pourtant, ses toiles semblent donner à voir tout autre chose ; une inquiétude sourde en émane, dont la cause échappe.

Il y a quelque chose chez Colville qui vous intrigue, et vous met souvent mal à l’aise, écrit Andrew Hunter. Méticuleusement exécutées, ses images suggèrent un au-delà de l’instant. Elles font signe vers l’intimité, la vulnérabilité et la menace. Avec cette obsédante combinaison de l’ordinaire et de l’extraordinaire, Colville nous fait adroitement percevoir la part d’incertitude que recèlent les apparences et les expériences du quotidien. (je traduis)

Un révolver surgit obstinément dans quelques-uns de ses tableaux (Pacific, 1967 ; Target pistol and Man, 1980, Woman with revolver, 1987), et le le coup prêt à partir semble résonner dans toute l’œuvre. La loi du fusil de Tchekhov veut que le fusil apparu au premier acte serve avant que le rideau ne tombe : ainsi la narration fait-elle subrepticement son entrée dans l’image.

La tension narrative de l’œuvre 

Dans certains tableaux, la tension ainsi introduite est manifeste. C’est particulièrement le cas de ceux qui représentent un cheval noir tout droit surgi d’un conte fantastique, notamment le fameux Horse and train (1954) où, dans une vision de cauchemar, la bête se lance au galop contre une locomotive à vapeur.

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Mais c’est aussi le cas de toiles moins dramatiques, qui semblent autant de présages opaques, tels les sept corbeaux noirs (Seven Crows, 1980) ou, dans un registre plus quotidien, des nombreuses peintures de chiens qui émaillent l’œuvre. D’aucuns voient dans ces peintures autant de manifestations de la tendresse du peintre à l’égard de son animal domestique, mais il y a autre chose : en s’inscrivant dans cette galerie d’animaux insolites, le chien tend à perdre son caractère familier pour, insensiblement, renouer avec sa sauvagerie primitive (cette inquiétude latente est particulièrement manifeste dans Child and dog, 1952).

De fait, les scènes les plus anodines ne sont curieusement pas les moins déstabilisantes. Qu’on pense par exemple à cette femme qui décharge ses sacs de courses du coffre de sa voiture sur Main street (1979) sous l’œil d’une statue au garde à vous, ou au sourire et au signe de main incongrus de l’homme juché sur un pont autoroutier dans West Brooklyn Road (1986).

Une peinture du hors-cadre

Que cache au juste la banalité des sujets de ces toiles derrière le dépouillement de leurs titres?

On peut penser que cet « au-delà de l’instant » justement évoqué par Andrew Hunter désigne en fait un hors-cadre, c’est-à-dire qu’il pointe vers le dehors du tableau, celui-ci se trouvant du même coup représenter l’instant d’un déroulement supposé. La peinture de Colville instaure un récit tout en le dérobant : que s’est-il passé juste avant ou juste après l’image qu’il nous est donné de voir, c’est au fond la question que pose incidemment tout l’œuvre. Et ce n’est pas un hasard si l’exposition lorgne du côté du cinéma.                       

Colville_BerlinBus_78Ce récit escamoté se met en place à travers le mouvement que supposent nombre des toiles : train, bateau, canot, voiture, camion, avion, bicyclette, ou patins à glace, tous les moyens de locomotion sont bons pour mouvoir le tableau, quand ce ne sont pas les personnages eux-mêmes qui marchent, nagent, plongent, sautent à la corde ou font le poirier… Le mouvement est signifié jusque dans les paysages des débuts (par l’éolienne de Windmill and Farm, 1947, ou par la route, la voie ferrée, et l’alignement infini des poteaux électriques de Train Crossing Tantramar Marsh, 1949, par exemple).

On est toujours sur le point de sortir du champ, et l’immobilité elle-même est dynamique : le chien à l’arrêt est sur le point de bondir, l’homme accroupi auprès de sa compagne sur la plage, de se relever.

De ce point de vue, la peinture de Colville a quelque chose de l’instantané photographique : comme un arrêt sur image, elle découpe une parcelle du continuum chaotique de l’existence, et l’instant ainsi isolé se retrouve chargé comme un révolver, les éléments de la toile apparaissant comme autant d’indices d’une action qui s’est produite ou qui va survenir, et qu’il s’agit pour le spectateur de reconstituer.

L’art du décadrage

Colville_CanoeParce que le tableau ne suffit pas à contenir l’action, celle-ci s’en trouve décadrée. Ce décadrage est spectaculaire lorsque la tête du personnage est coupée par le bord du tableau, comme dans Pacifique, mais aussi Woman with revolver (1987), Low tide (1987) et bien d’autres.

Il est plus insidieux lorsque c’est la Colville_DogPriest_78composition qui dérobe le visage, comme c’est le cas dans plusieurs peintures où les personnages transportent des canots sur la tête (White canoe, 1987) ; dans une toile où un personnage est dissimulé par un autre, homme (To Prince Edward Island, 1965) ou animal (Dog and Priest, 1978) ; dans d’autres où le visage se dissimule sous un chapeau (Low tide, 1987), ou disparaît dans un mouvement de la tête qui regarde en bas (Looking down, 1988, par exemple).

Dans les tableaux où la figure des personnages est à sa place, la composition insinue le décadrage par d’autres moyens. Ainsi de Western Star (1985), qui représente (ironiquement ?) une femme se faisant photographier devant un poids lourd. Outre que le lieu de la prise de vues apparaît saugrenu, le cadrage adopté par le peintre est inattendu, qui nous montre le modèle féminin de dos, tandis que le photographe, face à nous, est en partie masqué par un camion envahissant le champ.

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Et puis, il y a ces rapprochements étranges, comme dans Main Street, qu’il est encore possible d’interpréter à la lumière de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale (présente dans l’exposition à travers les croquis réalisés par le peintre sur le champ de bataille), mais aussi Professor of Romance Languages (1973) ou Moon and Cow (1963), beaucoup plus impénétrables.

Dans ces toiles, tout fait signe vers un sens qui échappe, alors que la composition réunit des objets dont elle invite par-là même à interroger la co-présence.

L’œil dérobé

Par ces divers procédés, la peinture de Colville sollicite l’œil inquisiteur du spectateur et place souvent celui-ci dans la position du voyeur (Refrigerator, 1977 est particulièrement éloquent à cet égard). Et l’on s’aperçoit que ce regard qui aimante la toile est d’autant plus essentiel qu’il est en même temps refusé. Tantôt, on l’a vu, le visage des personnages est dissimulé, tantôt ceux-ci tournent le dos (Costal Figure, 1951, Skater, 1964), tantôt leur regard est perdu dans le vague ou fixé au-delà de nous (Athletes, 1961 ; Racer, 1954 et, dans une certaine mesure Headstand, 1982 ; Woman at clothesline, 1956-57). Tantôt, comme symétriquement au début et à la fin de l’œuvre, c’est tout le visage qui s’efface en même temps que le regard (Three Girls on a Wharf, 1953 ; Woman on Ramp, 2006).

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On pourrait n’y voir qu’un hasard, ou un procédé subtil, mais il arrive aussi bien souvent que cet œil se dérobe de manière provocatrice. Dans certains cas, c’est parce qu’il est presque présent (The Traveler, 1992 ; Woman and terrier, 1963 ; Soldier and Girl at Station, 1953 dont les esquisses montrent ce travail provocateur du peintre sur le regard dérobé, puisque l’œil du soldat présent dans le tableau final est absent de ces versions préparatoires ; ou encore Dressing room, 2002 qui cumule spectaculairement trois de ces procédés puisque la tête de l’homme est coupée au niveau des yeux, le visage de la femme est dissimulé par le coude, et l’image du regard offert dans le miroir nous est refusée). Dans d’autres cas, si l’œil se dérobe de manière provocatrice, c’est parce quelque chose fait très manifestement écran entre le personnage représenté et le spectateur : les jumelles de To Prince Edward Island (1965), les lunettes fumées de January (1971), l’appareil photo de Western Star (1985) : autant de dispositifs optiques mis en scène sur le mode de la confrontation. Circus woman (1959) constitue un cas particulièrement intéressant, puisque le regard étrange et inquiétant de la femme de cirque, apparemment tourné vers nous, ne saurait nous atteindre : c’est le regard de la scène adressé au public dans le noir, sous les projecteurs, un regard qui feint de voir mais qui ne voit pas (le Self-portrait de 1940 fonctionne de manière semblable, puisque le regard tourné vers nous est en fait, nécessairement, adressé au miroir).

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Il y a quelques exceptions notables à cette impossibilité d’échanger un regard. Elles sont significatives, puisque les seuls personnages de l’œuvre qui nous regardent sont les chiens et Colville lui-même. Et il n’est pas évidemment pas anodin que cet unique regard du peintre soit celui de Target pistol and Man (1980)…