Ça ira, de Joël Pommerat… la révolution comme si vous y étiez

 

La révolution est un mythe. Le mythe fondateur de la démocratie française, celui du plus grand des espoirs du peuple, né dans le sang et aboli par la Terreur, renaissant sans cesse de ses cendres tout au long du « siècle des révolutions », dans un fascinant mouvement qui constitue le sujet de prédilection des historiens en même temps qu’un parfait mystère pour le profane. Ce mystère, Joël Pommerat parvient à nous le faire toucher du doigt avec Ça ira (1) Fin de Louis, créée à Mons en 2015, et présenté au CNA les 18 et 19 mars 2016.

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Curieuse idée que celle de Ça ira, consistant à transposer cette mythique révolution française dans notre temps, avec l’Assemblée nationale comme sas temporel. Incongrue même, quand on sait que que Joël Pommerat nous donne à voir un Louis XVI arpentant mollement la scène affublé d’une cravate rose pale, tandis que sa blonde oxygénée de Marie-Antoinette s’arrache les cheveux.

Et pourtant, c’est là une idée de génie, qui renouvelle avec beaucoup de finesse et un rare bonheur la posture du spectateur.

Ça ira, c’est un objet théâtral unique, quelque chose comme un croisement entre l’expérience menée par le Théâtre du Soleil avec 1789 (1970), et celle de La Commune (Paris, 1871) de Peter Watkins (2000). Mais, tandis que Mnouchkine brisait la frontalité du dispositif à l’italienne pour restituer le point de vue du peuple en intégrant le spectateur à l’espace de jeu, Joël Pommerat parvient à nous faire expérimenter la révolution de l’intérieur sans nous faire quitter notre fauteuil. Et si son ambitieux projet rejoint celui de Watkins, par le point de vue adopté sur l’Histoire en train de se faire notamment, le dramaturge a pour lui l’effet de présence tout puissant du théâtre, qui faisait évidemment défaut au cinéaste, malgré la réussite du film.

Ca_iraDe quoi s’agit-il au juste? Dans cette pièce qui nous précipite en plein cœur des États généraux de 1789, le roi et la reine ne sont jamais nommés, et l’on ne croise pas plus de Danton que de Robespierre… Ce sont Monsieur et Madame Tout le monde qui incarnent les idées du temps, prenant tour à tour la parole, et l’ascendant, pour faire advenir la révolution, tandis que le premier ministre en costard-cravate, tente, la clope au bec, de juguler la crise. Voilà pour les personnages.

La scène dépouillée et sombre, où se dressent quelques tables et chaises, figure tantôt l’Assemblée nationale, tantôt une réunion de quartier, tantôt le palais du roi : voilà pour le décor, quelquefois électrisé par l’intervention inopinée d’un présentateur TV ou l’apparition stroboscopique du roi qui fait tourner la tête des midinettes du peuple.

Dans Ça ira, on ne manque pas « de pain », comme dans les livres d’Histoire, mais de produits de première nécessité, alors que le ravitaillement n’est pas assuré et que les magasins parisiens sont vides. On n’arbore pas de cocardes mais des médailles, et quand on veut soumettre le roi à la loi du peuple, on lui fait la bise! Pas d’épisodes clefs, de poignards, de collier, ni même de tête coupées : l’action se passe hors scène et n’est connue du spectateur que parce qu’elle est rapportée par divers messagers, comme dans le théâtre classique. Voilà pour l’action.

Ni reconstitution, ni transposition, l’opération est curieusement simple et efficace, qui nous transporte en pleine l’action : le court-circuit temporel, s’il met le sourire au lèvre, abolit aussi la distance. C’est qu’il y a plus : Joël Pommerat subvertit le dispositif à l’italienne par les allers et venues intempestives des députés de l’Assemblée (joués par des acteurs non professionnels recrutés sur place pour les besoins du spectacle)… et le tour est joué : le spectateur, sans être sollicité outre mesure, fait subitement l’expérience du politique.

Ça ira réussit ainsi le tour de force d’abolir la distance temporelle et spatiale pour nous propulser au cœur de l’Histoire, sans artifice, sans dépaysement, et sans provocation : on se retrouve acteurs passifs de cette Histoire, dans le rôle des membres de l’Assemblée les plus frileux…  Chacun a ses raisons, bonnes et moins bonnes, de s’empoigner pour défendre ses convictions, noblement ou moins noblement. Certains croient qu’il faut rédiger la Déclaration des droits de l’homme quand tout autour d’eux s’effondre et réclame une attention immédiate, certains pensent que le peuple est capable de se gouverner et d’autres ne le pensent pas, certains ont faim, et sont fatigués de subir en silence alors qu’on décide de leur sort en haut lieu ; aussi juste leur cause soit-elle, leur force glorifiée par l’histoire est parfois ramenée à ses travers les plus primitifs : faire tomber les têtes sans autre forme de procès. Dans Ça ira, même la noblesse, avidement campée sur ses privilèges, a parfois des accents justes pour les défendre. Pas de leçon simpliste ici, mais une vision kaléidoscopique et complexe : comme l’Histoire l’est, et comme il est difficile de la saisir. Joël Pommerat réussit quelque chose comme l’« Histoire corsaire » vantée par Patrick Boucheron : une Histoire « où l’on ne prétend pas placer de grandes idées à majuscules dans la tête des morts », une Histoire « qui se tienne à égale distance des bons sentiments et des méchantes pensées » pour « espacer un peu le temps ».

Le spectacle dure 4h30, on ne les voit pas passer.

 

25/05/2015 Joël Pommerat triomphe aux Molières

Lire aussi l’article de Sylvain Lavoie, qui évoque notamment les liens privilégiés entre Joël Pommerat et le CNA.

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