L’or du temps

C’est un véritable petit bijou que l’exposition Or et argent. Images et imaginaires de la ruée vers l’or présentée par l’Institut canadien de la photographie au Musée des beaux-arts du Canada du 3 novembre 2017 au 2 avril 2018, sous le commissariat de Luce Lebart. À travers des images inédites datées des années 1850 à 1890 (des daguerréotypes pour l’essentiel, mais aussi des ambrotypes et des ferrotypes), cette exposition conçue comme un voyage dans l’Ouest de la ruée vers l’or offre au spectateur à la fois une bouleversante traversée du temps et une compréhension renouvelée du médium photographique.

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Le visiteur qui pousse la porte de Gold & Silver est d’emblée sidéré : dans l’obscurité, deux chercheurs d’or le dévisagent, les yeux dans les yeux. Ces portraits photographiques en noir et blanc, projetés sur toute la surface du mur, ont une présence inouïe. L’acuité de l’image, la fièvre des regards, le défilement des photographies qui se succèdent à intervalles réguliers pour constituer une galerie de portraits plus saisissants les uns que les autres, tout concourt à faire de cette première salle de l’exposition une sorte de sas temporel par lequel le spectateur se retrouve projeté au cœur de la ruée vers l’or.

Vue de l’exposition Or et argent. Images et imaginaires de la ruée vers l’or de l’Institut canadien de la photographie (© ICP)

Car le métal précieux qui attise tous les désirs est intimement lié à la photographie, ainsi que la remarquable scénographie de l’exposition permet de le comprendre. Si l’argent constitue un composé chimique essentiel de l’image, c’est l’or qui autorise ces jeunes hommes dépenaillés que l’on surnomme les argonautes à se faire hardiment tirer le portrait alors que, sur le Vieux Continent, un tel luxe n’est accessible qu’à la bourgeoisie. C’est l’or qui explique la présence des photographes dans l’ouest américain, l’or qui enlumine les images fabuleuses de ces temps fébriles, l’or enfin qui confère en partie leur force à ces images, puisqu’il sert encore au virage qui en a assuré la longévité.

La salle suivante, tout comme le catalogue de l’exposition, restitue avec éclat cette omniprésence de l’or, les daguerréotypes exposés au format réel apparaissant, dans leurs cadres dorés, comme autant de joyaux. Ajouté, grâce à la bronzine, dans le tamis des argonautes en même temps que les pigments qui leur colorent les joues, l’or scintille sur les photographies et irradie jusque dans la salle, à la faveur de la lumière qui semble émaner de l’image et projette un halo chatoyant sur le sol.

Vue de l’exposition Or et argent. Images et imaginaires de la ruée vers l’or de l’Institut canadien de la photographie (© ICP)

La scénographie nous invite à nous approcher pour pénétrer autrement dans ces photographies, qui donnent à voir le quotidien des prospecteurs. Tandis que, dans les portraits, la fierté de la pose et l’intensité du regard saisissaient le spectateur, c’est la qualité de l’image daguerréotypique parvenue jusqu’à nous à travers le temps qui frappe ici. Le procédé fondateur inventé par Daguerre, consistant à exposer à la lumière une plaque de cuivre recouverte d’une couche d’argent et sensibilisée aux vapeurs d’iode, permet de réaliser une image unique d’une précision remarquable. Assurée par le virage à l’or et par les plaques de verre destinées à protéger ces objets fragiles, la conservation de ces photographies est telle que notre rapport au temps s’en trouve bouleversé : en lieu et place des paysages sombres et des portraits affadis et compassés de familles endimanchées qui peuplent bien souvent notre imaginaire du 19e siècle, voilà des images qui semblent avoir été prises hier, mettant en scène des hommes à la pose arrogante dont la fièvre de l’or rend l’expression si vive qu’ils nous semblent contemporains. Et quand les prospecteurs ne sont pas en haillons, l’alcool et les armes à feu qui accessoirisent leur costume ajoutent encore à la charge émotionnelle de ces images, où éclatent la beauté des visages rebelles et la violence d’un pays sans loi.

Vue extérieure d’un cours d’eau détourné dans une exploitation minière sur la North Fork American River (v. 1852) par un photographe inconnu (collection de l’Institut canadien de la photographie, MBAC, Ottawa)

La photographie est ici un instrument d’affirmation de soi, explique en substance l’exposition. Mais elle constitue aussi plus que jamais une victoire sur le néant, ainsi que l’attestent les images présentées dans la salle suivante. Les photographies mythiques de la ruée vers l’or du Klondike, qui inspirèrent Chaplin, y occupent visuellement l’espace, et c’est un noir et blanc dramatique qui domine cette fois-ci, soulignant la difficulté de la conquête.

Mais on trouve aussi dans cette salle, aux côté d’affiches de l’époque, des photographies de paysages vierges et des coffrets. Dans leurs boîtiers précieux garnis de velours rouge, ces portraits à l’éternelle jeunesse, alors destinés à pallier l’absence de l’être cher, apparaissent aujourd’hui parmi les pépites comme autant de trésors.

Portrait d’un chercheur d’or barbu non identifié (v. 1852) par un photographe inconnu (collection de l’Institut canadien de la photographie, MBAC, Ottawa)

À l’instar des paysages exposés non loin, photographiés lors d’une expédition le long de la rivière Yukon (et eux aussi tirés sur métal), ces images infléchissent notre perception du passé et nous permettent d’éprouver l’effroi qui fut celui des contemporains de l’invention de la photographie : il y a là véritablement quelque chose comme une saisie du réel, une capture au sens propre (le verbe est communément employé en Anglais pour désigner l’acte photographique). Et, à voir les paysages de l’Alaska embrassés pour la première fois du regard par l’homme blanc, on comprend que la photographie, qui restitue ici l’émotion de la découverte, a pu permettre de s’emparer de leur beauté sauvage de la même manière que le chercheur d’or s’emparait d’une parcelle de terrain en Californie : comme autrefois la carte, l’image photographique permet de revendiquer le territoire comme sien.

George Mercer Dawson, Le rapide Rink du Lewes (fleuve Yukon), 22 août 1887, épreuve à l’albumine. Bibliothèque et Archives Canada, e011202690

C’est donc à une singulière traversée que le spectateur est convié avec Or et argent. Images et imaginaires de la ruée vers l’or, dans laquelle l’émotion de la présence de ce qui n’est plus, toujours suscitée par la photographie ancienne, se trouve transfigurée par le caractère extraordinaire du sujet, et par sa conjonction avec le médium. On peut savoir gré à Luce Lebart d’avoir su capter ce bouleversement de notre rapport au passé et à l’image en lui fournissant un écrin. « Je cherche l’or du temps », écrivait en 1925 André Breton dans l’introduction au Discours sur le peu de réalité. Cette traversée singulière donne au visiteur le sentiment de l’avoir trouvé.

Pour en savoir plus:

https://www.letemps.ch/culture/ruee-vers-lor-premieres-images

https://www.theguardian.com/artanddesign/gallery/2018/feb/16/gold-stars-portraits-of-california-gold-rush-in-pictures

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