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La délicatesse des fleurs, des perles et des figurines qui composent ce masque improbable, la fragilité de ce lacis monumental où chaque élément semble tenir comme par magie, contrastent avec la silhouette bien campée dans le sol, les poings fermés dans son costume brillant. Comme si le personnage s’astreignait à figer le déséquilibre, tout ici évoque la vie et le mouvement : les oiseaux ne demandent qu’à s’envoler, les fleurs à s’ouvrir, et les breloques à s’entrechoquer. Et l’on s’attend à entendre sortir de la corne du gramophone des pépiements, un cri de hibou, une voix, et la musique crépitante qui sortira cette créature hybride de sa retenue. Car cette sculpture presque inquiétante d’immobilité ne demande qu’à se mettre en branle. Les costumes sonores de Nick Cave, en effet, n’ont pas d’abord vocation à être exposés mais portés pour danser lors de performances flamboyantes.
Tous les soundsuits de Nick Cave ne sont pas aussi clinquants, ni aussi composites – les premiers, plus sombres, avaient quelques chose de sauvage –, et tous ne comportent pas d’objets. Parmi les plus récents, le poil coloré est parfois utilisé pour donner forme à des créatures qui présentent un air de famille avec les monstres des studios d’animation Pixar…
Mais, qu’ils instituent un rapport nostalgique au temps par ces objets désuets du quotidien à travers lesquels la société occidentale pense son histoire collective, ou qu’ils évoquent la part brute en nous, tous ont en commun leur étrangeté hétéroclite et leur capacité à produire du bruit. Tous ne demandent qu’à s’animer.
Ces costumes doivent leur existence à la formation multidisciplinaire de leur créateur : Nick Cave a en effet étudié la performance, la sculpture et la danse au Kansas City Art Institute du Missouri, il a fait partie de la troupe d’Alvin Ailey à New York et dirige aujourd’hui le programme de mode des cycles supérieures de la School of the Art Institute de Chicago. Mais surtout, ils descendent en droite ligne des masques africains dont Cave revendique l’influence. Comme eux, peut-on penser, ils confèrent un singulier pouvoir au danseur qui les revêt : celui de disparaître pour se voir habiter par un esprit.
C’est en 1992, au moment des émeutes de Los Angeles suscitées par les images du passage à tabac de l’afro-américain Rodney King par quatre policiers blancs, que Nick Cave a créé son premier soundsuit. Lorsqu’il a enfilé ce costume conçu comme une armure, une carapace contre la violence du monde extérieur, l’artiste s’est, dit-il, senti investi d’une énergie vitale insoupçonnée. C’est dans ce montrer-cacher que réside la force de ces créations exubérantes et leur puissance émancipatrice. Et si la question du racisme est au fondement de la pratique de Cave, ces costumes ont une portée plus universelle encore. Car ils ne dissimulent pas seulement à la vue la couleur de peau, mais aussi bien le genre, la morphologie, et tous ces attributs susceptibles d’enfermer l’être humain dans une catégorie ou une autre : qui les enfile se trouve subitement délesté du poids du regard d’autrui, dispensé du jeu des interactions sociales, libre enfin.
Parce qu’elle demande à être habitée, cette œuvre statique à la présence fantomale renouvelle le rapport du spectateur à l’objet d’art. En combinant sculpture, textile, et performance, elle conjugue le travail de la forme, celui de la matière et celui du rythme, pour solliciter conjointement l’ouïe, le toucher et la vue. En se donnant tout à la fois comme une armure protectrice et un masque chargé d’une force primordiale, elle offre une double libération à qui la porte. De la sorte, le soundsuit induit virtuellement une forme d’immersion tout en impliquant un élan en puissance : l’œuvre est un appel. Et en tant que telle, elle peut induire une certaine frustration chez le spectateur de musée, auquel la possibilité d’enfiler le costume n’est pas offerte.
Il semble que Nick Cave, qui est lui-même passé au statut de spectateur en faisant enfiler ses costumes à d’autres danseurs, ait perçu cette possible frustration, puisque son exposition de 2016 au MassMoca y remédie à sa manière, en immergeant le spectateur dans un espace conçu comme un gigantesque costume sonore. Quand, à cette occasion, le New York Times a demandé à l’artiste comment il fallait comprendre son travail, celui-ci a mimé sa réponse, creusant son estomac et semblant le prendre entre ses mains pour l’élever dans les airs comme une offrande, avant d’expliquer: « Ça c’est moi qui vous mets dans le ventre d’un costume sonore. C’est moi qui vous prends par la main et vous dit ‘allez hop, dans le soundsuit!’ ».
