La réalité virtuelle selon le New York Times ou comment renouveler la posture du spectateur

Quelque chose ébranle aujourd’hui la machine à produire des images du monde : les médias d’actualité s’ouvrent à la réalité virtuelle. C’est un véritable bouleversement de notre rapport à l’image que l’équipe du NYT réalise là, et on ne peut que saluer l’énorme travail de recherche & développement mené par le journal pour s’approprier la révolution technologique que nous sommes en train de vivre, et le faire à bon escient.

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Voilà maintenant des années qu’ils peuplent notre quotidien médiatique, les migrants du Sud -Soudan, de Syrie, d’Afghanistan et d’ailleurs. C’est toujours la même litanie de chiffres et de visages anonymes, qui nous émeut peut-être à peine davantage que celle des guerres qu’ils sont en train de fuir parce ce que c’est en essayant de nous rejoindre, nous les nantis, qu’ils périssent… La main tendue vers nous qui ne la prenons pas.

Et puis, l’image atroce d’un enfant noyé vient subitement donner un poids à cette foule anonyme qui n’en finit plus de sombrer. Ils ne sont plus des milliers de disparus en mer, mais un seul tout petit rejeté par les flots, que les siens n’ont pu protéger, et que la mer a pris. La photographie de ce petit enfant au visage enfoui dans le sable réclame pour le bercer des bras aimants. Elle expose paisiblement l’inacceptable, elle hurle la mort dans le temps qu’elle l’escamote, elle révulse.

Dans ce corps sans vie s’incarne toute l’injustice du monde : l’injustice d’être né au mauvais endroit, d’être victime de ceux qui exploitent le malheur pour en tirer profit, et victime aussi, pour finir, de ceux qui détournent la tête pour ne pas voir… Ceux-là même qui soudain se retrouvent face à l’enfant mort dans l’insoutenable position du voyeur.

C’est toujours ainsi que les images historiques agissent : en donnant corps à l’anonyme, en remédiant par les moyens de la photographie elle-même à la distance qu’elle induit, et qu’induisent plus terriblement encore les images vivantes des journaux télévisés.
En brisant la distance, l’image brise la passivité et convoque l’action. Mais bien souvent aussi, elle use du pathétique et redouble notre culpabilité en brouillant les frontières de l’obscène : faut-il qu’un enfant soit mort, faut-il que cette mort nous soit jetée à la figure par les Unes indécentes des journaux pour qu’on daigne finalement regarder?

Aujourd’hui pourtant, quelque chose ébranle la machine à produire des images du monde : la plongée dans ce que l’on appelle la réalité virtuelle. Ce terme, longtemps cantonné à l’industrie du divertissement pour désigner le recours à la technologie 3D dans les jeux vidéos et autres blockbusters, fait son entrée dans le reportage journalistique avec l’initiative du New York Times, Nytvr – une application mobile qui transforme radicalement notre rapport à l’image. Pour s’en convaincre, il suffit d’ailleurs de comparer l’article au format classique à sa contrepartie en réalité virtuelle (accessible depuis un téléphone mobile en téléchargeant l’application Nytvr) : on passe tout bonnement du dehors au dedans. Et ce passage dans l’image induit une proximité inouïe, qui renouvelle singulièrement la posture du spectateur.

TheDisplaced

Il n’est pas anodin que ce soit précisément avec un reportage sur les populations déplacées que s’ouvre l’expérimentation de la réalité virtuelle menée par le New York Times Magazine, que ce soit les enfants qui fassent précisément l’objet de ce reportage, et que parmi les 30 millions d’enfants déplacés, l’on ait choisi de faire le portrait de trois d’entre eux. Le magazine pose dès l’abord la question de la juste distance en s’attaquant à un sujet brûlant, et choisit trois fois le recours à la proximité contre l’anonymat. Par le fait, la technologie développée apparaît ici non seulement comme un nouveau support de reportage, mais aussi comme une réponse aux questions éthiques que pose toujours le photo-journalisme.
Le rédacteur en chef du New York Times Magazine, Jake Silverstein, ne s’y est pas trompé, qui écrit : « Nous avons décidé de démarrer le projet de réalité virtuelle du Times avec ces portraits parce que nous avons conscience que cette nouvelle technologie vidéographique instaure un sentiment de connexion étrange avec des gens dont l’existence est éloignée de la nôtre. En créant un environnement à 360 degrés qui inclut le regardeur, la réalité virtuelle permet d’expérimenter la présence dans des mondes distants, ce qui ne la rend souhaitable que pour des projets, comme celui-ci, qui suscitent l’empathie et font appel à notre sens de la communauté. Comment faire meilleur usage de cette technologie qu’en plaçant nos lecteurs au cœur d’une crise qui nous sollicite impérieusement chaque jour et qui pourtant, de par cet appel incessant, échoue le plus souvent à nous mobiliser ? » (je traduis).

Ce que Jake Silverstein ne dit pas, et que l’on peut percevoir en filigrane, derrière les portraits d’Hana, d’Oleg et de Chuol, c’est la présence en creux du petit Aylan retrouvé mort sur une plage de Turquie en septembre dernier. Que ce choix soit conscient ou non, le New York Times Magazine oppose ainsi à l’image insupportable de l’enfant symbole de  l’injustice étendu face contre terre, celle de ces enfants debout, réchappés du pire, qui attendent de nous que l’on prenne la mesure de leur souffrance d’individus uniques, pendant qu’il en est encore temps.

Par-delà le débat sur les réactions des pays riches à la crise des réfugiés, c’est un véritable bouleversement de notre rapport à l’image que l’équipe du NYT est en train de réaliser. Sans doute est-il trop tôt pour en mesurer la portée, mais on ne peut que saluer l’énorme travail de recherche & développement mené par le journal pour s’approprier la révolution technologique que nous sommes en train de vivre, et le faire à bon escient.

 

D’autres expérimentations pour faire sortir l’image du cadre ces jours-ci :

Le photographe inconnu de Loïc Suty (ONF), une expérience de réalité virtuelle réalisée à partir de photographies de la Première Guerre Mondiale, première le le 13 novembre 2015 aux rencontre internationales du documentaire de Montréal.

BertrandCarriere_PolaroidWar

 

Le travail du photographe Bertrand Carrière, auteur d’un court-métrage d’enquête sur les photos à l’origine du projet, et notamment ses Polaroids of war

 

 

DysturbLe Collectif Dysturb, qui placarde des photos d’actualité sur les murs des villes et fait la Une du Devoir.

 

Jr_WalkingNY

 

Un autre film du Nytvr : le making of de Walking New York, sur le travail de l’artiste français JR, également axé sur l’immigration.

 

 

 

 

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À suivre…

25 avril 2016 – « The Displaced » remporte un prix au World Press Photo Contest.

2 mai 2016 – Voir aussi, sur le « journalisme augmenté », la première expérience de réalité virtuelle du Guardian qui propose à son lecteur une expérience de l’enfermement en prison : « 6×9, a virtual experience of solitary confinement », ainsi que l’article qu’y consacre Numerama, signé Corentin Durand. Le Monde s’y mettra-t-il un jour?

On peut aussi lire l’article de The Guardian sur « The Displaced », paru le 22 novembre 2015, pour prendre la mesure des réactions suscitée par le travail du NYT.

10 mai 2016Christoph Niemann’s « On the go », la réalité augmentée en couverture du New Yorker, et l’article du Washington Post sur le sujet.