L’Autre Hiver: le regard des statues

Crée à Mons en 2015, L’Autre hiver est présenté au Centre National des Arts à Ottawa du 25 au 27 mai 2016, avant de prendre l’affiche au FTA à Montréal les 1er et 2 juin.

L’Autre hiver, c’est l’histoire imaginée de Verlaine et Rimbaud, sous la plume de Normand Chaurette, mais c’est d’abord un objet théâtral hybride qui confronte le corps et la voix à leur médiatisation vidéo et audio; un opéra étrange de Dominique Pauwels où les sonorités électroniques se mêlent à l’orchestre; en deux mots une «fantasmagorie technologique» signée Denis Marleau et Stéphanie Jasmin. Par ce dispositif insolite, cette création ambitieuse trouble singulièrement le spectateur, qu’elle méduse sans toutefois parvenir à l’entraîner véritablement dans son voyage onirique.

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Verlaine et Rimbaud sont dans un bateau, entre eux résonne encore le souvenir du coup de feu qui les sépara. Ils se cherchent et se fuient, s’aiment ou se haïssent, n’en finissent plus de se détruire. Deux femmes qui chantent leur prêtent voix. Une mer de glace les environne, propice au reflux de l’inconscient autant qu’au huis-clos. Verlaine, longtemps seul en scène, semble en proie au délire. Il ressasse un souvenir d’enfance qu’un chœur étrange recueille.

Lorsque la lumière surgit sur la scène de L’Autre hiver, et que la musique commence à occuper l’espace, l’orchestre apparaît à demi-dissimulé derrière des silhouettes singulières: ce sont les personnages qui constituent ce chœur, alignés sur deux rangées. Tout illuminés dans l’obscurité, ils sont légèrement voilés par un rideau de gaze qui sépare la scène de la salle, tandis que leur chant s’élève, obsédant, lancinant.

Il y eut un soir où, contrairement aux autres soirs,
les chants se mirent à se brouiller dans leurs échos.
Au lieu de s’atténuer en harmonies dociles, comme j’étais habitué de les entendre,
ils se mirent à cracher des segments de cantiques hostiles à nos voix.
Je me retournai pour implorer mon ange de me protéger,
mon ange,
mon pauvre ange,
toutes fleurs fanées à ses doigts,
toutes fleurs incendiées, montait de façon fort inélégante,
mon ange amalgamé dans des vagues de carbone obscur et disséqué par des
craquements, des torsions, des bris de coraux extirpés des glaces,
il montait, barbouillé d’horribles écailles, sa  peau crevassée de gerçures,
horreur!
il était nu!
échevelé, aphone, déchiré,
je vis ses ailes se dissoudre dans les nuées noires chargées de meurtrissures,
d’ecchymoses, d’hématomes et d’horribles lacérations qui englobaient l’univers.

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Lorsque le rideau se lève, les contours se précisent. La passerelle déserte d’un bateau surplombe la scène, occupée par le chœur: des hommes et des femmes à l’arrière-plan, des enfants devant. Ils sont étranges, complètement immobiles, à l’exception du visage : leurs vingt-huit corps statiques, emballés pour certains, sont ceux de mannequins, sans bras, ni membres inférieurs pour ce qui concerne les enfants… leur figure animée est une projection vidéo en trois dimensions.

l'autre hiver, dominique pauwels & denis marleau & stÈphanie jasmin

Pris par la musique, surpris par la mise étrange de ces personnages inquiétants qui prennent la parole tout à tour, le spectateur ne s’aperçoit pas tout de suite que plusieurs d’entre eux sont dupliqués : les mêmes visages apparaissent sous des coiffures différentes, portés par des corps distincts. Et tandis que leur chant lancinant continue d’emplir l’espace et que leurs yeux clignent, l’extrême mobilité des visages contraste avec l’inertie des corps.

«Depuis Les Aveugles, je joue de façon illusoire sur la notion de présence, explique Denis Marleau. C’est lié à des dramaturgies qui mettent en scène le fantôme, le double, le spectral. Tout le théâtre est traversé par la représentation de l’impossible : on retrouve ça dans le théâtre russe par exemple. Cette dramaturgie du fantôme m’a toujours passionnée.»

Cette expérience sidérante remet profondément en question l’essence même du théâtre, en accomplissant le rêve symboliste d’«écarter entièrement l’être vivant de la scène». Car le tandem Marleau-Jasmin ne se contente pas du rideau de tulle imaginé par Maeterlinck et Lugné-Poe pour introduire une distance avec le spectateur, il use des pouvoirs du cinématographe pour remplacer l’acteur par «une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques d’un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie» (M. Maeterlinck: «Menus propos : le théâtre», La jeune Belgique, septembre 1890).

LAutreHiver_MarleauPauwels6Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit nullement ici de donner l’illusion de la vie comme le cinématographe peut le faire. Le dispositif technologique mis au point par les directeurs de la compagnie UBU cultive l’étrangeté, empruntant aussi à Alfred Jarry, en les transposant, le recours au mégaphone qui déforme la voix ou au masque qui déshumanise, allant jusqu’à figer ses marionnettes dans l’immobilité des statues. Là encore, la technologie permet d’aller beaucoup plus loin, puisque c’est le visage même de l’acteur qui se fait masque.

Et ce visage d’un être absent qui vous regarde dans les yeux depuis la scène du spectacle vivant, grimace avant de s’adresser à vous, porté par une musique envoûtante, a quelque chose de profondément troublant (que les extraits vidéos ne sauraient rendre, parce qu’ils échouent à restituer la vie qui anime étrangement les mannequins, comme l’effet de présence induit par la scène): «il semble que tout être qui a l’apparence de la vie sans avoir la vie fasse appel à des puissance extraordinaires», écrivait aussi Maeterlinck à propos des effigies de cire auxquelles il pensait pour son «théâtre d’androïdes»…

Le terme de fantasmagorie est particulièrement bien choisi, puisqu’il évoque ces spectacles de projections de figures lumineuses animées de la fin du XVIIIe siècle qui simulaient des apparitions surnaturelles dans l’obscurité : le spectateur de L’Autre Hiver éprouve sans doute devant ces personnages fantomatiques quelque chose de l’effroi qui s’emparait du public des fantasmagories, et ne saurait assez remercier la compagnie UBU pour cette expérience singulière.

Mais, si ce jeu de présence illusoire, tout comme le recours au chœur qui fait éclater l’intériorité du personnage, servent dans une certaine mesure le fameux «je est un autre» de Rimbaud sur lequel le spectacle s’ouvre, ils tendent, dans le même temps, à reléguer le couple scandaleux au second plan. Car, loin d’être délestés de leur présence corporelle au profit du texte, les personnages du chœur sont omniprésents. Contrairement à ce qui se passait dans le très beau Une fête pour Boris, où l’équilibre était parfait, dans L’Autre Hiver, les fantoches font de l’ombre aux acteurs de chair et de sang avec lesquels ils partagent la scène, et Lieselot de Wilde et Marion Tassou, impeccables, n’y sont pour rien.

Si ce spectacle ambitieux, sans doute, vaut le détour et ne mérite pas l’accueil mitigé qu’il a reçu, il semble ainsi que quelque chose dans son orchestration ne soit pas tout à fait au point.

 

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